Fédération des Associations Réflexion-Action, Prison et Justice

Chronique Côté CourEDH - avril 2020

Décès en prison

Les États sont tenus de prendre des mesures « raisonnables » pour protéger la vie des détenus toxicomanes et/ou souffrant de troubles psychiques

• Cour EDH, 19 mars 2020, Fabris et Parziale c/ Italie, req. no 41603/13/

L’article 2 de la Convention astreint la Cour à « déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’État a pris toutes les mesures requises pour empêcher que la vie (du requérant) ne soit inutilement mise en danger » (§ 73).

Toxicomane souffrant de troubles physiques et psychiques, M. A. a été retrouvé mort dans sa cellule par un co-détenu chargé du nettoyage. Un premier rapport d’expertise a conclu que le décès était survenu à la suite d’une insuffisance cardiorespiratoire aiguë, comme celle causée par le choc électrique d’un taser. Mais ce rapport n’excluait pas que l’inhalation volontaire d’une substance gazeuse puisse avoir entraîné le décès (lors de la tentative de réanimation du détenu, les médecins ont relevé dans la pièce une odeur de gaz, provenant de la bouche du patient ; une cartouche de gaz a également été trouvée sur le sol de la cellule). Une deuxième expertise diligentée six mois après a conclu que le décès était dû à l’inhalation volontaire du gaz contenu dans les cartouches fournies aux détenus pour cuisiner. Au plan pénal, cette affaire a abouti à un classement sans suite (plus de sept ans après les faits, le juge des investigations a décidé que les faits étaient prescrits). Saisie par la cousine et l’oncle du défunt pour violation de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (qui protège le droit à la vie), la Cour de Strasbourg a conclu à la non violation de cette disposition [1].

La protection des détenus toxicomanes et/ou souffrant de pathologies psychiatriques fait l’objet d’une jurisprudence bien établie. Qualifiés de « particulièrement vulnérables » par la Cour de Strasbourg, ils doivent faire l’objet de mesures de surveillance et de protection particulières. L’arrêt Renolde c/ France du 16 octobre 2008 a affirmé en ce sens qu’ « à la lumière de l’obligation positive de l’Etat de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger tout individu dont la vie est menacée, on peut s’attendre à ce que les autorités, qui sont en présence d’un détenu dont il est avéré qu’il souffre de graves problèmes mentaux et présente des risques suicidaires, prennent les mesures particulièrement adaptées en vue de s’assurer de la compatibilité de cet état avec son maintien en détention » (§ 98). En conséquence, « des mesures et précautions générales peuvent être prises afin de diminuer les risques d’automutilation » (§ 77 de l’arrêt Fabris et Parziale). Mais cette obligation positive de protection ne doit pas aboutir à « imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif », ce qui implique donc que « toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation » (§ 75 de l’arrêt). Il est, en effet, nécessaire de prendre également en cause « imprévisibilité du comportement humain » et « choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources » (Taïs c/ France, 1er juin 2006, § 97). Par ailleurs, les mesures de protection adoptées doivent toujours respecter « l’autonomie individuelle » et « la dignité et la liberté de l’homme » (§ 77 et 86 de l’arrêt).

La Cour fait une application au cas par cas de ces exigences, en prenant en compte les circonstances propres à chaque affaire. Ainsi, il n’existe pas de violation de l’article 2 de la Convention dans une situation de mort par overdose d’un détenu, si les autorités ont pu démontrer qu’elles avaient agi contre le trafic de drogue en milieu carcéral par des mesures suffisantes (Marro et a. c/ Italie, 30 mai 2015). De même, pour le suicide en détention d’un détenu atteint de schizophrénie, mais pour lequel la maladie ne s’accompagnait pas de tendances suicidaires et pour lequel aucun antécédent ou élément de conduite récente ne pouvait laisser prévoir l’autolyse (Sellal c/ France, 8 octobre 2015).

C’est le même type de raisonnement qui est suivi en l’espèce. Si la victime n’avait jamais montré de tendances suicidaires et ne souffrait pas de troubles mentaux graves, ses addictions et maladies étaient connues (sauf la fibrose myocardique, qui explique vraisemblablement l’arrêt cardiaque), ce qui avait entraîné, dès le début de la détention, la mise en place de traitements médicamenteux avec des mesures de précaution particulières, et de mesures de désintoxication à la fois pharmacologique et psychologique. Par ailleurs, dès la découverte du requérant inanimé, celui-ci a immédiatement été pris en charge par un médecin. La Cour juge enfin qu’une enquête adéquate a été menée par la commission de discipline de la prison, et ce alors même que cette enquête a duré sept ans et sept mois et a entraîné la prescription de l’action pénale. Si l’on peut suivre le raisonnement retenu par les juges de Strasbourg concernant la prise en charge d’un détenu dont les autorités pénitentiaires ne pouvaient objectivement savoir que la vie était en danger de manière imminente, la reconnaissance de l’adéquation de la procédure d’enquête apparaît plus surprenante de la part d’une Cour qui exige normalement que toute situation de décès d’un détenu exige une enquête « menée à terme avec une célérité raisonnable » (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c/ Turquie (GC), 14 avril 2015, § 178).

Pour citer cet article

Jean-Manuel Larralde, Chronique côté Cour EDH [En ligne], avril 2020.
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Auteur

Jean-Manuel Larralde
Professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie, Centre de recherches sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (EA 2132).
Voir la présentation de l’auteur sur le site de l’UFR Droit et Sciences Politiques de Caen.

Droits d’auteur

Tous droits réservés


[1Seul l’oncle du défunt est reconnu « victime » au sens de l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette qualité n’est pas reconnue à Mme Parziale, pourtant cousine du requérant, et dont la qualité de partie lésée avait bien été reconnue par les juridictions internes dans la procédure pénale concernant le décès de M. A.

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