Fédération des Associations Réflexion-Action, Prison et Justice

Une détention digne : les principes de la cour européenne des droits de l’homme en matière d’espace carcéral

Février 2019

Avec le désormais célèbre arrêt Kudla c/ Pologne du 26 octobre 2000, la Grande Chambre de la Cour de Strasbourg a jugé que l’article 3 de la Convention (qui prohibe la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants) « fait peser sur les autorités une obligation positive qui consiste à s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine et que les modalités d’exécution de la mesure en cause ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention » (§ 94).
Dans cette recherche de conditions de détention dignes, le contrôle de la « qualité architecturale » des espaces de détention et de leur adéquation aux exigences posées par la détention de chaque prisonnier constitue désormais un élément important de la jurisprudence européenne. Ces jurisprudences désormais bien connues passent tout d’abord par la vérification de l’espace de détention à disposition de chaque détenu (I.). A ces exigences générales s’ajoutent des vérifications plus spécifiques, qui visent à vérifier que les lieux de détention sont bien conformes aux besoins spécifiques des personnes qui y sont incarcérées (II.).

I. Un espace de détention minimal

Le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), organe du Conseil de l’Europe chargé de vérifier les lieux de privation de liberté afin de s’assurer que les personnes qui y vivent ne subissent pas d’actes de torture ou des traitements inhumains ou dégradants , a élaboré à partir des années 1990 ce qu’il qualifie de « normes minimales » en matière d’espace vital dont un détenu devrait pouvoir bénéficier dans une cellule. Les règles posées par le Comité étaient les suivantes :
 6 m² d’espace vital pour une cellule individuelle ;
 4 m² d’espace vital par détenu dans une cellule collective.
Par ailleurs toute cellule utilisée pour l’hébergement de détenus devrait mesurer au moins 2 m d’un mur à l’autre de la cellule et 2,5 m du sol au plafond.

Cette approche a été reprise par la Cour de Strasbourg à partir du début des années 2000. Elle va ensuite affiner progressivement sa jurisprudence avec notamment l’arrêt Karalevičius c/ Lituanie du 7 avril 2005 qui pose les principes du contrôle en la matière :
« Lorsque la surpopulation carcérale atteint un certain niveau, la Cour considère que le manque d’espace dans un établissement pénitentiaire peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 de la Convention » (§ 39).
En d’autres termes, dans les cas où « Le manque d’espace personnel pour les détenus (est…) flagrant », ceci justifie « à lui seul, le constat de violation de l’article 3 » (Sulejmanovic c/ Italie, 16 juillet 2009, § 41).

En décembre 2015, le CPT a décidé de reformuler ses normes en matière d’ « espace vital par détenu dans les établissements pénitentiaires ». Dans un court document de 7 pages , le Comité rappelle que toute cellule individuelle
« devrait mesurer 6 m² auxquels on ajouterait la superficie nécessaire à une annexe sanitaire (généralement d’1 à 2 m²) ».
En outre, la cellule « devrait mesurer au moins 2 m d’un mur à l’autre de la cellule et 2,5 m du sol au plafond ».
Les cellules collectives (pour 4 personnes maximum) doivent réserver au moins 4 m² à chaque détenu, en ajoutant les 6 m² prévus pour une cellule individuelle, plus 1 à 2m2 d’espace sanitaire (entièrement cloisonnée). En d’autres termes, 2 détenus devraient disposer d’au moins 12 m² (6 m² d’espace vital + 4 m² d’espace personnel+ 2m2 d’annexe sanitaire).

Cette réécriture des normes du CPT a été rapidement suivie par un arrêt de principe adopté par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Muršić c/ Croatie du 20 octobre 2016, qui s’écarte en partie de la position adoptée par le CPT (sans raisons d’ailleurs très convaincantes…). Tout en indiquant qu’elle refuse de donner
« une fois pour toutes la mesure chiffrée de l’espace personnel qui doit être octroyé à un détenu pour que ses conditions de détention puissent être jugées compatibles avec la Convention au regard de l’article 3 » (§ 103), elle confirme toutefois « que l’exigence de 3 m² de surface au sol par détenu en cellule collective doit demeurer la norme minimale pertinente aux fins de l’appréciation des conditions de détention au regard de l’article 3 de la Convention » (§ 105).

Comme elle l’avait déjà jugé dans son arrêt Sulejmanovic (précité), elle rappelle que lorsque la surface au sol disponible s’avère inférieure à 3 m², ce manque d’espace personnel est considéré comme étant à ce point grave qu’il donne lieu à une forte présomption de violation de l’article 3. La Grande Chambre précise toutefois que dans de tels cas, il est possible que la violation de l’article 3 de la Convention ne soit pas reconnue, car il existe des « facteurs susceptibles de compenser le manque d’espace personnel » (§ 119 et s.). Le renversement de la présomption (qui n’est toutefois possible que pour des situations « courtes, occasionnelles et mineures », § 130 et 138) sera effectué par les juges européens si la détention s’est accompagnée d’une liberté de circulation suffisante hors de la cellule et d’activités hors cellule adéquates et si le détenu est incarcéré dans un établissement offrant des conditions de détention décentes (§ 130 et 138). Par ailleurs, lorsqu’un détenu dispose dans la cellule d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m², la violation de l’article 3 pourra être retenue
« si le manque d’espace s’accompagne d’autres mauvaises conditions matérielles de détention, notamment d’un défaut d’accès à la cour de promenade ou à l’air et à la lumière naturels, d’une mauvaise aération, d’une température insuffisante ou trop élevée dans les locaux, d’une absence d’intimité aux toilettes ou de mauvaises conditions sanitaires et hygiéniques » (§ 106 et 139).
Enfin, lorsque le détenu dispose de plus de 4m2 d’espace personnel, la situation ne relève plus aux yeux de la Cour d’une situation de surpopulation carcérale. La violation de l’article 3 pourra toutefois être toujours retenue si les conditions matérielles de détention sont dégradées.
Dans tous les cas, le calcul de la surface disponible dans la cellule inclut l’espace occupé par les meubles, afin de pouvoir déterminer si les détenus ont la possibilité de se mouvoir normalement dans la cellule (Costel Gaciu c/ Roumanie, 23 juin 2015 ; Muršić, précité, § 114).

Si la Cour effectue un contrôle strict de l’espace personnel à disposition de tout détenu, cet examen est complété par une vérification de l’aménagement de cet espace, qui doit correspondre à plusieurs critères précis, sous peine d’aboutir à un constat de violation de l’article 3 de la Convention.

II. Un aménagement adéquat des lieux de détention

Le contrôle des m2 disponibles s’est toujours accompagné dans la démarche de la Cour d’une vérification d’autres éléments concrets, comme le confirme notamment l’arrêt Mursic c/ Croatie de 2016 (précité).

Les critères concrets soumis à l’examen de la Cour renvoient aujourd’hui tout à la fois (et sans que cette liste ne soit limitative) à l’état d’entretien et à la propreté ; à l’accès à la lumière du jour, ainsi qu’à un éclairage individuel suffisant pour permettre au minimum à une personne de lire ; à une aération et à un chauffage convenables ; à des installations sanitaires constituées au minimum d’un WC et d’un lavabo, et cloisonnées jusqu’au plafond dans les cellules collectives (la Cour ajoutant qu’aucune personne détenue en Europe ne devrait être contrainte de faire ses besoins dans un seau hygiénique, pratique dégradante tant pour les détenus que pour les membres du personnel qui doivent superviser une telle procédure). Par ailleurs, les cours de promenade devraient être spacieuses et convenablement équipées pour donner aux détenus la possibilité réelle de se dépenser physiquement (par exemple, de pratiquer une activité sportive) et aménagées de façon à permettre le repos (par exemple, un banc) et être pourvues d’un abri protégeant contre les intempéries. La liste des critères opérationnels s’est aujourd’hui étoffée et la Cour vérifie aujourd’hui également le degré de vétusté des locaux, la présence de nuisibles et/ou de parasites, la présence de co-détenus atteints de maladies contagieuses, ou encore la qualité et la quantité de la nourriture…

La Cour travaille donc à partir d’un faisceau d’indices, permettant de déterminer le caractère digne ou indigne des conditions de détention, à partir des informations fournies par le requérant et par l’Etat (étant entendu qu’il appartient à l’Etat mis en cause de réfuter les arguments mis en avant par le requérant).

Parmi ces indices, certains apparaissent particulièrement déterminants dans le constat de violation de l’article 3. Ainsi dans l’arrêt Radzhab Magomedov c/ Russie du 20 décembre 2016, la Cour relève que « tant la table à manger que les toilettes étaient disposées dans la cellule du requérant, et espacées l’une de l’autre d’un demi-mètre. Une cloison de brique séparait les toilettes d’un côté, sans toutefois atteindre le plafond » (§ 51).
Une telle absence d’intimité des équipements sanitaires est également relevée dans l’arrêt Canali c/ France du 25 avril 2013, (qui concernait la prison Charles III de Nancy), les juges soulignant également dans cette affaire que la seule activité extérieure dont bénéficiait le requérant était une promenade du matin ou de l’après-midi à l’air libre dans une cour de 50 m², alors que le CPT exige que les prisonniers doivent être autorisés chaque jour à au moins une heure d’exercice en plein air dans des aires d’exercice extérieures raisonnablement spacieuses (§ 52).
Dans l’arrêt Eze c/ Roumanie du 21 juin 2016, la Cour dénonce un accès à l’eau chaude limité à deux fois par semaine pour une durée d’une heure et demie, et une possibilité de se doucher limitée à une fois par semaine (§ 57).
Avec l’affaire Vidish c/ Russie du 15 mars 2016 (req. n° 53120/08), parmi les différents les éléments de détention indignes, la Cour relève que l’ensemble des fenêtres des cellules étaient équipées de persiennes métalliques, bloquant ainsi l’accès à la lumière du jour (§ 30).

Dans sa jurisprudence, la Cour de Strasbourg prend aujourd’hui en compte les besoins spécifiques des détenus les plus fragiles, ou nécessitant des aménagements particuliers. Parmi ces détenus, vulnérables par définition, figurent certains détenus « particulièrement vulnérables », appartenant à des catégories que la Cour a aujourd’hui identifiées, et dans lesquelles on trouve malades, personnes handicapées, ou encore malades mentaux.
Pour les juges strasbourgeois, l’article 3 de la Convention impose à l’Etat de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté par l’administration des soins médicaux requis (Mouisel c/ France, 14 novembre 2002, § 40) et par une organisation des locaux qui soit également adéquate. Ainsi, il n’est pas concevable de détenir des personnes séropositives dans des cellules surpeuplées, insuffisamment chauffées, exposant les détenus à de basses températures (surtout pendant la nuit), et risquant de déclencher la maladie en raison de l’affaiblissement de leur organisme (Martzaklis et a. c/ Grèce, 9 juillet 2015, § 52). De même, une détention dans des locaux insalubres (caractérisée en particulier par la présence de parasites et la faiblesse de la ventilation) d’une personne souffrant d’asthme bronchique depuis son enfance, - pathologie aggravée par ses conditions de détention -, puis de lésions cérébrales ne respecte pas les exigences de l’article 3 de la Convention (Mozer c/ République de Moldova et Russie, 23 février 2016). Même si elles ne sont évidemment pas malades, les mères incarcérées avec leur enfant en bas âge ou leur bébé nécessitent également des espaces adéquats, comme le rappelle l’arrêt Korneykova et Korneykov c/ Ukraine du 24 mars 2016 : le manque d’eau chaude et un accès irrégulier à l’eau froide, ainsi que l’inadéquation des lieux de promenade pour la mère et son bébé (pour une durée imprécise pouvant aller « jusqu’à deux heures » par jour, § 84) ont ici constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. L’arrêt Vidish c/ Russie du 15 mars 2016 démontre que la Cour exige également que les espaces médicaux des prisons soient organisés de manière satisfaisante. Dans cette affaire relative à un détenu « particulièrement vulnérable » souffrant d’hépatite, de tuberculose et séropositif, la Cour relève que l’intéressé a partagé pendant plus de dix mois des locaux surpeuplés (avec un grand nombre de détenus malades, et même potentiellement infectés), et une distance minimale entre les lits de cinquante centimètres, ce qui constitue le signe d’un traitement dégradant excédant le minimum de sévérité exigible pour déclencher l’application de l’article 3 (§ 29).

Les personnes handicapées ont également fait l’objet d’une attention particulière de la part de la Cour. Dès l’arrêt Price c/ Royaume-Uni du 10 juillet 2001, elle indique qu’une personne gravement handicapée doit bénéficier de conditions de détention adaptées à ses besoins spécifiques. La Cour, sans relever une volonté manifeste d’avilissement ou d’humiliation de la requérante (victime de la thalidomide, elle est handicapée des quatre membres), juge que sa détention dans des conditions où elle souffre sérieusement du froid et risque d’avoir des douleurs en raison de la dureté et de l’inaccessibilité de son lit, d’où elle ne peut que très difficilement aller aux toilettes, ou se laver, constitue un traitement dégradant au sens de l’article 3 (§ 30). La Cour est parvenue à un constat comparable dans son arrêt Vincent c/ France, 24 octobre 2006 : une personne handicapée détenue dans un établissement où elle éprouve des difficultés à utiliser la douche dans sa cellule (celle-ci étant équipée d’appuis latéraux malaisés à utiliser), et ne pouvant surtout pas se déplacer par ses propres moyens (en fauteuil roulant, avec nécessité de démonter l’une des roues du fauteuil pour passer les portes de la prison) est également en situation de violation l’article 3 de la Convention. Le requérant est en effet soumis à un traitement dégradant et humiliant, car dépendant d’autres personnes. L’inaccessibilité architecturale pour les détenus handicapés est donc un motif de traitement dégradant puisqu’en l’espèce la Cour rappelle que « la maison d’arrêt de Fresnes, établissement fort ancien, est particulièrement inadaptée à la détention de personnes handicapées physiques  » (§§ 101-103). L’analyse de la Cour porte même parfois sur des questions très techniques et pratiques, comme le démontre le récent arrêt Shishanov c/ République de Moldova du 15 septembre 2015, qui aboutit à une condamnation de l’Etat en raison d’un détenu handicapé (il porte une prothèse à la jambe), qui a dû utiliser pendant plusieurs mois des toilettes à la turques, d’une manière qui le soumettait « à une épreuve humiliante ou avilissante » (§ 72). La Cour rappelle ici d’une manière générale que « lorsque les autorités nationales décident de placer ou de maintenir en détention une personne invalide, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques de son infirmité » (§ 69).

On trouve également aujourd’hui une jurisprudence précise concernant le traitement des personnes souffrant de maladies mentales en détention. Et c’est peut-être en la matière que la jurisprudence de la cour s’avère la plus radicale, car il ressort en effet d’un grand nombre d’arrêts rendus depuis maintenant près de vingt ans que les juges de Strasbourg doutent le plus souvent de la possibilité de prodiguer des soins psychiatriques dans les prisons, lieux particulièrement inadéquats pour la prise en charge des pathologies mentales. Cette analyse ressort notamment de l’arrêt Claes c/ Belgique du 10 janvier 2013 qui dénonce « l’inadéquation des annexes psychiatriques comme lieu de détention des personnes atteintes de troubles mentaux en raison de l’insuffisance généralisée de personnel, de la mauvaise qualité et de l’absence de continuité des soins, de la vétusté des lieux, de la surpopulation ainsi que du manque structurel de capacité d’accueil dans le circuit psychiatrique extérieur » (§ 98 ; voir également l’arrêt pilote W. D. c/ Belgique du 6 décembre 2016).
Auteur : Jean-Manuel Larralde

Professeur de droit public à l’Université de Caen-Normandie, Centre de recherches sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (EA 2132).
Voir la présentation de l’auteur sur le site de l’UFR Droit et Sciences Politiques de Caen.

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