Fédération des Associations Réflexion-Action, Prison et Justice

Cour Européenne des Droits de l’Homme : la prison doit être limitée à des faits graves

Mai 2014 (2)

« (…) même si la protection de l’ordre public aurait pu légitimer une sanction infligée à la requérante, (…) la sévérité inhabituelle de la sanction infligée dans la présente espèce a eu un effet dissuasif sur la requérante, mais également sur toute personne participant à une action de protestation … » (§ 95)

Le 14 décembre 2004, le parti national bolchevique russe avait organisé à Moscou une manifestation contestant la politique menée par Vladimir Poutine et demandant sa démission. Largement pacifique, cette manifestation n’avait donné lieu qu’à quelques débordements mineurs (l’occupation sans autorisation de l’entrée d’un bâtiment présidentiel s’était effectuée en bousculant un garde qui s’efforçait d’empêcher les manifestants d’entrer ; certains d’entre eux s’étaient par ailleurs barricadés dans un bureau, et avaient endommagé le mobilier) sans aucun préjudice corporel grave. Ces faits avaient donné lieu à l’arrestation d’une quarantaine de personnes, dont la requérante, qui n’était pas membre du parti organisateur et qui avait justifié sa présence lors du mouvement de protestation par son désir de recueillir des informations dans le cadre de sa thèse de sociologie qu’elle rédigeait. Après son arrestation, elle fut placée en détention provisoire pendant près d’un an à la maison d’arrêt de Moscou. Le 8 décembre 2005, la Cour de district de Trekow l’a condamnée, avec ses co-accusés, à trois ans de prison avec sursis, pour participation à des troubles de masse. Cette sévérité de la répression à l’égard d’une personne qui n’avait aucun antécédent judiciaire (et qui avait participé à la réparation des préjudices matériels causés par la manifestation) a conduit les juges de Strasbourg à condamner à l’unanimité la Russie pour violation de l’article 5 § 3 (droit à la liberté et à la sûreté et droit d’être jugé dans un délai raisonnable ou d’être remis en liberté dans l’attente du procès) et de l’article 10 (liberté d’expression) lu à la lumière de l’article 11 (liberté de réunion et d’association) de la Convention européenne des droits de l’homme.

Protégeant le droit à la sûreté, l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme précise dans son paragraphe 3 que « toute personne arrêtée ou détenue (…) doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure (…) ». Or, les faits de l’espèce démontrent que les juges russes n’ont pas présenté de motifs « pertinents et suffisants » (§ 49) pour justifier une détention préventive d’une année. N’ayant à aucun moment envisagé d’appliquer une mesure de contrôle moins sévère et ayant systématiquement refusé les demandes de remise en liberté formulées (en utilisant des formules stéréotypées pour tous les demandeurs), les magistrats russes se sont uniquement appuyés sur la gravité des charges retenues contre la requérante pour déduire qu’elle présentait un risque élevé de fuite, de récidive ou d’entrave à la procédure, sans retenir les éléments de son dossier qui auraient pu démontrer son absence de dangerosité. La Cour de Strasbourg fait ici une application de sa jurisprudence habituelle, protectrice de la liberté des personnes. Comme elle l’avait déjà indiqué dans son arrêt McKay c/ Royaume-Uni (GC) du 3 octobre 2006, « il existe une présomption en faveur de la libération » pour les détenus concernés par les détentions provisoires (§ 41), ce qui signifie concrètement que « la poursuite de la détention ne se justifie donc dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l’article 5 de la Convention » (Kudła c/ Pologne (GC), 26 octobre 2000, §§ 110 et s.). A l’évidence la « véritable exigence d’intérêt public » n’était nullement présente en l’espèce.

Le contrôle de la sévérité de la peine privative de liberté infligée à Mme Taranenko est examiné par les juges européens sous un autre angle. Plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme permettent en effet aux États de restreindre l’exercice de certains droits (dont ceux protégés par les articles 10 et 11), pour des motifs strictement délimités par le texte de la Convention européenne, mais uniquement si ces restrictions « constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique ». Or, on sait que les juges de Strasbourg, à l’image de la Déclaration française de 1789 qui voit dans la liberté d’expression « l’un des droits les plus précieux de l’homme », attachent une importance considérable à cette liberté, qui constitue selon eux « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (Handyside c/ Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49). Ceci signifie concrètement que les limitations à la liberté d’expression (qui prenait ici la forme d’une manifestation) ne peuvent être que très limitées (voir, inter alia, Feldek c/ Slovaquie, 12 juillet 2001, § 83). Voyant dans la manifestation de décembre 2004 l’expression de revendications politiques légitimes dans une démocratie, la Cour européenne relève l’ « exceptionnelle sévérité de la sanction » (§ 94). Sans contester que les faits puissent justifier une sanction pénale (une arrestation pouvait en l’espèce être justifiée en raison des troubles à l’ordre public survenus), elle conclut que la peine de prison avec sursis qui a été infligée n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et a présenté un effet dissuasif, non seulement pour la requérante, mais aussi pour toute personne souhaitant participer à une manifestation (§ 95).

Cet arrêt ne peut être simplement lu comme une confirmation de la jurisprudence strasbourgeoise. Il effectue en effet un durcissement de la position européenne pour lequel on ne peut contester que le contexte étatique particulier a joué un rôle dans cette affaire. L’actualité nous a régulièrement montré depuis plusieurs années que les autorités russes n’agissent pas toujours avec la modération nécessaire dans leurs opérations de maintien de l’ordre et de contrôle des manifestations. La Cour avait d’ailleurs solennellement indiqué à la Russie dans son arrêt Sergey Kuznetsov du 23 octobre 2008 que « toute mesure interférant avec la liberté de rassemblement et d’expression en dehors des situations d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – et ce même si les positions ou expressions utilisées peuvent apparaître choquantes ou inacceptables aux autorités – cause du tort à la démocratie et la met même souvent en danger » (§ 45). On sait désormais que la prison ne constitue pas l’outil adéquat pour s’opposer à ces mouvements de protestation.

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[1Ce qui constitue une attitude habituelle pour les juges russes, comme le démontre la longue liste de jurisprudence citée par la Cour de Strasbourg dans le § 52 de l’arrêt… Elle rappelle également qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner des requêtes semblables déposées par les co-accusés de la requérante, et qui ont conduit à reconnaître une violation de l’art. 5§3.

[2Dans son arrêt Osmani et a. c/ L’Ancienne République Yougoslave de Macédoine du 11 octobre 2001, la Cour avait validé une peine de sept années de prison infligée à un maire qui avait refusé lors d’une réunion publique d’appliquer une décision de la Cour constitutionnelle lui imposant de retirer un drapeau albanais. Ce refus avait dégénéré en bataille rangée et le maire avait ensuite organisé une milice armée pour protéger le drapeau contesté. Cette affaire diffère toutefois largement de l’arrêt Taranenko, car des faits de violence avaient ensuite été commis à l’encontre de la police, attaquée par un groupe de deux cents personnes fortement armées.

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